mercredi 9 mars 2011

Michelin 2011 : à quoi bon ?

Pourquoi acheter un « guide » dont le contenu est entièrement disponible sur Internet, et qui ne donne à lire que des plans, des chiffres et des signes cabalistiques ?

Cette année, pour la première fois depuis 1992, aucune table n'est promue au panthéon des trois étoiles. Une décision courageuse, et même suicidaire. Car les éditions Michelin n'ont d'autre objet que de promouvoir une marque sur les territoires où elle veut développer ses ventes de pneumatiques. Les « reprises » des médias au moment de la parution du guide rouge sont donc cruciales, plus encore que les ventes ou la présence en librairie. Comme les journalistes ne s'intéressent qu'aux étoiles (10% à peine des tables référencées), ils ont donc peu à se mettre sous la dent cette année. La diffusion devrait donc continuer à s'effriter : elle se situerait autour de 200 000 exemplaires (net de retours), ce qui reste exceptionnel, mais très loin des 500 000 exemplaires atteints il y a encore dix ans. Les raisons de cette chute sont multiples : tout d'abord, Internet donne accès à toutes les informations utiles contenues dans l'édition papier. Michelin essaye désespérément de vendre des versions électroniques mobiles pour compenser cette tendance irréversible, mais il faudrait pour cela proposer une véritable valeur ajoutée éditoriale qui en justifierait l'achat. 
Or, et c'est la deuxième raison de la perte d'influence de ce guide, il se contente de hiérarchiser sans expliquer ses choix, sans texte d'accompagnement pour venir à l'appui des macarons et des fourchettes. Rappelons que les trois malheureuses lignes, ajoutées depuis quelques années sous certaines adresses, n'ont d'autre but que de justifier la qualification fiscale du Michelin en livre, ce qui lui permet de bénéficier de la TVA à 5,5%. Ces trois lignes sont le mieux que puisse faire une rédaction qui ne comporte ni journaliste, ni écrivain. Elles ne justifient en rien promotions et déclassements, et chaque fois qu'un chef demande des explications, il n'obtient qu'une fin de non-recevoir. Du haut de ses 110 ans de magistère sur la restauration française, le guide et ses dirigeants restent muets, laissant journalistes et professionnels se perdre en conjectures. En cette époque de transparence et de web 2.0, où les prescripteurs institutionnels inspirent plus de méfiance que de respect, ce comportement entraîne le Michelin vers le destin fatal que connut l'indicateur Chaix des chemins de fer français.
Cinq critères fonderaient l'attribution des étoiles : la qualité des produits, la maîtrise des cuissons et des saveurs, la personnalité du chef dans sa cuisine, le rapport qualité/prix et la régularité. Oui, mais encore Y a-t-il une échelle de notation sur chaque critère Quel est leur pondération respective ? Combien d'inspections et de rapports pour un 2 ou un 3 étoiles ? Le système reste très opaque, et de ce mystère le Michelin tire une partie de son prestige. On lui prête des intentions et une politique éditoriale qu'il n'a pas. On va au devant de désirs informulés, par exemple en rénovant ses toilettes ou son argenterie pour obtenir une troisième étoile (grande mode des années 80). On voit des inspecteurs partout.
Au fait, qui sont ces fameux inspecteurs ? La direction du Michelin fait mystère de leur profil et de leur effectif, car il lui serait pénible d'avouer qu'ils ne sont qu'une douzaine, ce qui est bien insuffisant pour juger les mérites de cinq mille établissements (sans compter ceux qui ne sont pas retenus). D'après les témoignages (souvent anonymes) des chefs auxquels ils se présentent pour visiter les cuisines après avoir dîné, ils ressemblent davantage à des fonctionnaires de la répression des fraudes qu'à de véritables amateurs de cuisine. 
Le Michelin est un annuaire, et même un bon annuaire pour dégoter une table satisfaisante dans une contrée méconnue. Il pourrait être un guide s'il justifiait ses classements. Mais pour se justifier, il faut en avoir les moyens : du sérieux dans l'évaluation, des idées claires et surtout du goût et du flair. C'est là que le bât blesse. Et faute de ligne et de convictions, incertain de son propre jugement quant à la qualité intrinsèque de l'assiette, le Michelin sur-pondère le décorum et le service, plus faciles à évaluer, et s'en remet trop souvent aux préjugés, à la réputation, aux fausses évidences...
Une conclusion s'impose d'ailleurs à la lecture des récents palmarès : le Michelin ne se distingue pas par son audace, et couronne souvent trop tard les meilleurs cuisiniers : le plus bel exemple de contre-temps fut la troisième étoile d'Olivier Roellinger, attribuée après vingt ans d'excellence tandis que d'autres (Bocuse, Trois-Gros, Blanc, Loiseau) ne la mérite plus depuis vingt ans. Justement taxé de conservatisme, le Michelin donne parfois des coups de volant spectaculaires et frôle la sortie de route : premières étoiles attribuées dès la première année, voire même avant l'ouverture (Ménard en 2008 à Tokyo, Ramsay en 2009, Elena en 2010), double-étoilés retirés du guide dans la précipitation, pour cause de problèmes financiers ou d'inspection sanitaire finalement sans suite (Meneau, Bardet), étoile attribuée à un rade de Hong-Kong pour montrer que l'on aime aussi les serviettes en papier, etc.
Mais l'essentiel n'est pas là. L'édition française de ce fichu livre rouge est un gouffre pour Michelin, une danseuse que la firme aimerait vendre ou liquider. La nomination récente d'une directrice allemande, la sortie d'un guide Japon, puis Hong-Kong-Macao, trahissent les nouvelles priorités éditoriales. Il serait donc grand temps que les chefs français cessent de se mettre la rate au court-bouillon, et que les touristes s'informent à d'autres sources au moment de choisir une table d'exception. La cuisine française mérite autre chose que la dictature de ronds-de-cuir à peine compétents. 
Le suicide en 2003 de Bernard Loiseau, terrorisé à l'idée de perdre un jour sa troisième étoile, fut un déclic pour beaucoup. Alain Senderens « déserta » Lucas Carton en 2005 pour ouvrir une table plus modeste sans changer d'adresse. Il y cuisine à peu près les mêmes produits, retrouve la créativité de sa jeunesse avec une brigade et des prix divisés par deux. À peine couronné, Olivier Roellinger ferma son restaurant de Bricourt en 2008, las de cette course infernale à l'excellence et aux investissements, d'autant qu'il avait l’honnêteté d'être chaque jour en personne derrière les fourneaux. Bien sûr, le Michelin se venge en les poursuivant de leurs macarons, mais ils ont ouvert une nouvelle voie : celle d'une cuisine où l'exigence se met au service des produits et des mangeurs, plutôt que des bouquets de fleurs, des couverts en argent et des pisse-froid de la police Bibendum.

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